👉 Après vous avoir partagé ma chronique coup de cœur du roman La lumière sera – Ombres sur Harbour Island de Wabi Saby, j’avais envie de prolonger cette lecture à travers une réflexion plus large sur les grands thèmes qui traversent ce récit : notre lien à la nature, les limites du progrès scientifique, et la place de l’éthique dans nos choix collectifs.
📚 Ce roman m’a offert bien plus qu’une simple intrigue captivante : il m’a poussée à questionner la manière dont l’humain interagit avec le vivant, ce qu’il croit pouvoir contrôler… et ce que la nature lui rappelle, souvent en silence.
🌿 Voici donc un article de fond, né de cette lecture, pour explorer en profondeur les liens complexes entre science, nature et éthique. Une réflexion à la croisée de la fiction et du réel.
**********
Après la découverte du roman Wabi Sabi de Francesc Miralles, je me suis retrouvée plongée dans une profonde réflexion sur l’équilibre entre la science, la nature et l’éthique. Ce roman, qui voit son héros partir au Japon en quête de la signification du concept wabi-sabi, m’a interpellée quant à notre rapport au monde naturel et aux limites morales du progrès scientifique. La science vise à observer et comprendre les phénomènes de la nature, tandis que la technique cherche souvent à les maîtriser, alors que de son côté l’éthique s’interroge sur la notion du « bien agir » et sur les valeurs qui doivent guider nos actes. Comment alors concilier ces trois dimensions ? Faut-il, comme le suggère la philosophie wabi-sabi, apprendre à accepter l’imperfection et la transience de la nature pour guider nos choix scientifiques ? Voici une réflexion approfondie sur ce délicat trinôme science-nature-éthique, à la lumière des leçons tirées de Wabi Sabi.
Science et nature : une relation ambivalente
La science moderne est née d’un désir de mieux connaître la nature, mais aussi d’en exploiter les secrets. Depuis la Renaissance, l’Homme cherche à percer les mystères de la nature et à en tirer des technologies utiles. Cette quête de savoir a permis d’innombrables avancées : comprendre le fonctionnement du vivant, capter l’énergie des éléments, soigner des maladies autrefois incurables, etc. En ce sens, la science nous rapproche de la nature en révélant ses lois intimes et en soulignant à quel point nous faisons partie intégrante du grand écosystème terrestre.
Cependant, la relation de la science à la nature est teintée d’ambivalence. À mesure que notre pouvoir technique a grandi, la tentation de dominer ou de façonner la nature à notre convenance s’est accentuée. Du mythe de Frankenstein – où la création scientifique échappe au contrôle de son créateur – aux réalités de l’ère industrielle, l’histoire regorge d’exemples où la volonté scientifique de maîtrise se heurte aux limites et à la fragilité de la nature. Au XIXe siècle déjà, Jules Verne illustrait cette tension en peuplant ses romans de « bons savants » humanistes luttant contre « des savants dévoyés » qui utilisent les découvertes à des fins néfastes. La littérature avait compris avant l’heure que la science pouvait être un remède pour la planète autant qu’un poison, selon l’usage qu’on en fait.
Aujourd’hui, cette ambivalence est plus vive que jamais. D’un côté, la science alerte sur la dégradation de la nature (changement climatique, extinction des espèces) et propose des solutions pour y remédier. De l’autre, ce sont bien nos succès scientifiques et techniques passés – révolution industrielle, exploitation intensive des ressources, chimie de synthèse – qui ont contribué à dérégler les écosystèmes. La nature, autrefois perçue comme une source infinie à exploiter, apparaît désormais vulnérable et limitée. Jusqu’où la science peut-elle aller sans briser l’harmonie naturelle ? Cette question appelle à introduire l’éthique dans l’équation.
« Science sans conscience » : la nécessité de l’éthique
« Science sans conscience n’est que ruine de l’âme », écrivait Rabelais au XVIe siècle. Cette maxime résonne singulièrement à l’époque actuelle. Les prodigieux progrès scientifiques du XXe siècle n’ont pas automatiquement conduit à un monde meilleur – loin s’en faut. Ce « siècle lumineux et terrible » a certes vu des avancées fulgurantes en médecine, en communication, en exploration spatiale, mais aussi deux guerres mondiales, des génocides, l’arme atomique, la pollution industrielle et le réchauffement climatique. Autant d’événements qui ébranlent l’optimisme de Socrate selon lequel la connaissance conduit forcément au bien. Le constat est sans appel : le savoir scientifique donne du pouvoir, mais ce pouvoir peut être utilisé à bon ou à mauvais escient. Sans garde-fou moral, il risque de se retourner contre l’humanité et la nature.
L’éthique s’avère donc indispensable pour orienter la science vers le bien commun. Cela implique d’instaurer des principes de responsabilité qui limitent ce que l’on se permet de faire au nom du progrès. Par exemple, dès le XIXe siècle, le physiologiste Claude Bernard posait en médecine le principe du “primum non nocere” – d’abord ne pas nuire – exhortant les chercheurs à ne jamais mener une expérimentation qui pourrait blesser un être humain, même au profit de la science. De nos jours, ce principe peut s’étendre à l’environnement : ne pas nuire à la planète et au vivant doit devenir une priorité absolue dans toute entreprise scientifique.
On a vu au XXe siècle ce qui arrive quand la science se développe en vase clos, « n’acceptant que le jugement des pairs » et évacuant les considérations éthiques. Les dérives tragiques du nazisme – expérimentations humaines, eugénisme – ou l’emploi de la bombe atomique ont immédiatement entraîné une prise de conscience : il fallait encadrer moralement la recherche. C’est ainsi qu’ont émergé la bioéthique, l’éthique de la recherche médicale, les comités d’éthique scientifiques, etc., chargés de fixer des limites à ne pas franchir. De même, face aux défis écologiques, une éthique environnementale gagne en importance pour juguler les excès de notre emprise technologique sur la nature. Avons-nous le droit de manipuler le génome du vivant ? de breveter le vivant ? de détruire des écosystèmes entiers pour le profit immédiat ? Ces questions, autrefois philosophiques, deviennent concrètes. L’éthique nous rappelle que tout ce qui est scientifiquement possible n’est pas forcément désirable ni moralement acceptable.
En fin de compte, la science a besoin d’une boussole éthique pour rester au service de l’humanité. Sans cette conscience, elle risque de perdre son âme – c’est-à-dire de renier les valeurs humanistes et le respect du vivant. Insuffler de l’éthique dans la science, ce n’est pas brider la connaissance, c’est au contraire lui donner un sens et une finalité supérieure. Il s’agit d’orienter le génie humain vers la préservation de la vie, la réduction des souffrances, l’équité et la durabilité, plutôt que vers la seule puissance ou la rentabilité.
Éthique de la nature :
redéfinir notre responsabilité envers le vivant
En réfléchissant à la place de l’éthique, on prend conscience que notre responsabilité s’étend au-delà de l’humanité, jusqu’à la nature entière. La manière dont nous traitons la biodiversité, les animaux, les forêts, les océans devient un enjeu moral majeur à l’ère de l’Anthropocène. Jadis, la morale concernait surtout les rapports humains; aujourd’hui, elle doit intégrer la notion que nous faisons partie d’un tout plus vaste. Détruire la nature, c’est se détruire soi-même à terme.
Ainsi est née l’idée d’une éthique environnementale ou éthique du vivant. Celle-ci postule que la nature a une valeur intrinsèque, au-delà de son utilité économique. Des philosophes comme Hans Jonas ont formulé un « impératif de responsabilité » envers les générations futures et la biosphère : agir de façon à ne pas compromettre la continuation indéfinie de la vie sur Terre. Concrètement, cela implique de repenser nos modes de développement pour qu’ils soient soutenables. La science a un rôle central à jouer dans cette transition, en développant des solutions vertes (énergies renouvelables, dépollution, génie écologique), mais elle doit le faire en collaboration avec l’éthique pour garantir que ces solutions respectent le vivant.
Prenons l’exemple du climat : la géo-ingénierie pourrait, dit-on, refroidir artificiellement la planète (en projetant des particules dans l’atmosphère, par exemple). Techniquement, c’est envisageable, mais est-ce éthiquement justifiable de « jouer aux apprentis sorciers » avec le climat global ? La prudence éthique suggère de d’abord réduire nos émissions à la source plutôt que de tenter des manipulations hasardeuses. De même, dans le domaine de la biotechnologie, la possibilité d’éditer le génome d’espèces sauvages (par des techniques CRISPR) pour, par exemple, éliminer des moustiques porteurs de maladies, soulève des dilemmes : en modifiant une espèce, ne risquons-nous pas de déséquilibrer tout un écosystème ? La science seule ne peut trancher ces questions, car elles engagent des valeurs : quelle place accordons-nous à la vie non-humaine ? Quel degré d’intervention dans la nature estimons-nous acceptable ?
Une éthique de la nature nous invite à faire preuve de modération, d’humilité et de respect. Modération dans nos prélèvements de ressources et notre usage de la technologie, pour laisser aux milieux naturels la capacité de se régénérer. Humilité face à la complexité du vivant que nous comprenons encore imparfaitement – reconnaître qu’il y a des limites à ne pas franchir et que la sagesse consiste parfois à s’abstenir d’une action pourtant techniquement faisable. Respect, enfin, pour la beauté et la valeur propre de la nature, indépendamment de l’homme. Ce dernier point fait le lien avec la philosophie wabi-sabi découverte grâce au roman, qui offre une perspective originale sur la manière d’envisager la nature.
Wabi-Sabi : la beauté de l’imperfection, une leçon pour l’éthique
Apprécier la floraison éphémère des cerisiers – symbole japonais de la beauté fugace – reflète l’esprit du wabi-sabi, qui célèbre la nature dans tout ce qu’elle a de transitoire et d’imparfait. Le concept de wabi-sabi nous enseigne en effet à voir la beauté dans le caractère périssable, changeant et imparfait de toute chose. Loin de l’idéal occidental de perfection, le wabi-sabi embrasse l’usure du temps, la simplicité rustique et les aspérités du réel. C’est à l’opposé d’une démarche scientifique classique cherchant à tout contrôler ou optimiser. Dans la philosophie wabi-sabi, un objet fêlé, une feuille fanée, un vieux mur patiné ont autant (sinon plus) de valeur esthétique et spirituelle qu’un objet brillant et neuf, car ils portent les marques de la vie, de l’histoire et de l’authenticité.
Cette esthétique s’accompagne d’une véritable éthique de vie. Comme le décrit l’artiste Beb-deum, « Wabi-sabi […] est une éthique qui prône la sérénité que l’on éprouve en observant la nature et des choses modestes et imparfaites patinées par le temps ou forgées par l’être humain ».
En d’autres termes, le wabi-sabi nous invite à cultiver la sérénité, l’humilité et l’acceptation. Appliqué à notre sujet, cela peut signifier : accepter que la nature a ses cycles et ses imperfections, et que notre rôle n’est pas de les abolir mais de les respecter. Au lieu de vouloir rendre la nature parfaite ou éternelle, nous pourrions apprendre à l’aimer telle qu’elle est, avec son chaos apparent, son caractère imprévisible, ses naissances et ses morts qui font partie de son équilibre.
Il y a dans le wabi-sabi une notion de lâcher-prise face à l’impermanence. Cette sagesse pourrait inspirer une nouvelle attitude chez les scientifiques et les décideurs : plutôt que de chercher à tout prix à dompter la nature, il s’agirait de s’aligner sur son fonctionnement, de l’accompagner avec bienveillance. Par exemple, en agriculture, cela revient à favoriser des pratiques agroécologiques qui travaillent avec les écosystèmes (rotation des cultures, respect des saisons, permaculture) au lieu d’imposer un modèle artificiel à coup d’intrants chimiques. En médecine, cela pourrait signifier soigner sans vouloir nier à tout prix la mortalité (l’acharnement thérapeutique), en acceptant qu’il y a un temps pour vivre et un temps pour partir. En écologie, cela implique de laisser des espaces sauvages évoluer sans intervention humaine, car ils recèlent une sagesse propre.
Le wabi-sabi nous rappelle aussi la valeur du ralentissement et de la sobriété. À l’ère de l’hyper technologie, on pourrait être tenté de croire que plus de science, plus de gadgets, plus de “solutions” techniques nous sauveront de tous les maux. Mais la philosophie japonaise suggère que le bonheur et l’équilibre viennent d’une vie simple, en harmonie avec la nature, où l’on accepte de n’être qu’un élément parmi d’autres dans le grand cycle universel. Il ne s’agit pas de renoncer au progrès, mais de réorienter notre regard : voir qu’une vieille forêt primaire non exploitée a autant de valeur qu’une plantation ultramoderne, que préserver la spontanéité du vivant vaut mieux que de le reprogrammer entièrement.
En refermant Wabi Sabi, j’ai compris que cette recherche de la beauté dans l’imparfait et l’éphémère pouvait nous servir de boussole morale. Elle nous enseigne la patience (tout ne peut être instantané ou éternel), la gratitude (chaque phénomène naturel est un miracle unique et passager) et la retenue (savoir apprécier sans posséder ni détruire). Ce sont là des vertus précieuses pour guider la science du XXIe siècle vers plus de sagesse.
Vers une nouvelle alliance entre la science, la nature et l’éthique
Réconcilier la science, la nature et l’éthique est sans doute le grand défi de notre époque. Il ne s’agit pas d’opposer la science à la conscience, ni de sacraliser une nature intouchable, mais de trouver un équilibre fertile entre ces trois pôles. La science a besoin de l’éthique pour demeurer une force bénéfique, et l’éthique a besoin de la science pour éclairer nos choix de façon lucide. Quant à la nature, elle n’a pas de voix dans nos décisions humaines – c’est donc à nous de la défendre, de lui accorder des droits, de la traiter avec égards au même titre que les êtres humains.
En m’appuyant sur l’inspiration du Wabi Sabi, j’en arrive à croire qu’une science humble et responsable est possible. Une science qui s’émerveille autant qu’elle explique, qui admire autant qu’elle analyse. Une science capable de dire « stop » lorsqu’une innovation menace le vivant, et de dire « allons-y » lorsque une découverte peut réellement soulager la souffrance ou améliorer notre coexistence avec la nature. Cette science-là, éclairée par une éthique forte, travaillerait main dans la main avec la nature au lieu de la considérer comme un simple objet. Elle contribuerait à une véritable alliance du savoir et de la sagesse, où le bien-être de tous les êtres vivants serait le critère ultime du progrès.
Les réflexions nées de ma lecture de Wabi Sabi m’ont ainsi renforcée dans l’idée que nous devons changer notre regard : voir la planète non comme une matière première à exploiter ou un problème à résoudre, mais comme un patrimoine vivant à transmettre, riche de beautés imparfaites à contempler. C’est en développant cette sensibilité que l’éthique imprègnera naturellement nos sciences et nos techniques. En définitive, science, nature et éthique peuvent et doivent s’harmoniser.
C’est à cette condition que nous pourrons bâtir un avenir durable, où l’intelligence humaine cohabitera avec la sagesse de la nature – dans le respect de la « beauté de l’imperfection » chère au wabi-sabi, et dans la conscience de notre responsabilité partagée envers le monde qui nous entoure.
Sources : François Rabelais, Pantagruel (1532) • Beb-deum, Wabi-sabi (leporello, 2020) • Francesc Miralles, Wabi Sabi (roman, 2018) • Ethique et sciences (articles et tribunes cités) • Travaux sur la philosophie japonaise et l’éthique environnementale
En savoir plus sur Entre Mots et Moustaches
Subscribe to get the latest posts sent to your email.
