Lundi, je vous présentais un huis clos surnaturel avec Collines, de Stéphane Lombard. Peut-être qu’aujourd’hui, ce style est partout ou presque, mais je me suis demandée ce qui nous fascine dans tout ça.

Le surnaturel en littérature : définition et rôle

Le surnaturel désigne l’irruption de phénomènes inexplicables par les seules lois de la nature ou de la raison dans un récit. Qu’il s’agisse de fantômes, de magie ou de créatures improbables, ces éléments dépaysent le lecteur et les personnages en introduisant une fracture avec la réalité ordinaire. En littérature, le surnaturel joue un rôle de catalyseur d’émotions et d’idées : il suscite l’émerveillement ou la peur, tout en permettant d’aborder de façon indirecte des thématiques profondes (morales, philosophiques, psychologiques). Il offre un décalage entre notre expérience du réel et celle des personnages, ouvrant l’imaginaire vers des possibilités infinies. En somme, recourir au surnaturel, c’est explorer l’envers du décor du monde tangible pour mieux questionner la condition humaine.

Des mythes aux romans gothiques : bref historique du surnaturel

De tout temps, les histoires intègrent une part de merveilleux. Les mythes antiques et les grandes épopées regorgeaient de dieux, de miracles et de monstres surnaturels – une tradition si ancrée que Lamartine affirmait : « Voilà pourquoi le surnaturel ou le merveilleux fait partie obligée du poème épique ». Au Moyen Âge, les légendes arthuriennes et les récits de saints n’hésitent pas à convoquer enchantements, démons ou interventions divines. Ces éléments répondaient au besoin d’expliquer l’inconnu et de donner du sens aux mystères du monde.

« Le Cauchemar » (1781) du peintre romantique Henry Fuseli illustre la fascination de son époque pour l’irrationnel. La créature démoniaque accroupie sur la dormeuse donne vie à un cauchemar, image frappante du goût gothique pour le surnaturel. Ce climat de fantastique imprégnait déjà la littérature à la fin du XVIII siècle. Le roman gothique anglais naissant, souvent considéré comme l’acte de naissance du fantastique moderne, privilégie une atmosphère d’horreur et peuple ses intrigues de spectres, de vampires ou de diaboliques apparitions.

Des œuvres fondatrices comme Le Château d’Otrante de Horace Walpole (1764) ou Le Moine de M. G. Lewis (1796) posent les bases du genre. Au siècle suivant, le mouvement romantique s’empare du surnaturel : en France, le courant du romantisme frénétique produit des nouvelles et romans mêlant fantastique, horreur et macabre (Jacques Cazotte publie par exemple Le Diable amoureux en 1772). De grandes plumes comme Nodier, Théophile Gautier, Balzac ou Maupassant s’illustrent alors dans le conte fantastique. En Angleterre victorienne, la vogue est également au surnaturel avec des romans célèbres tels que Carmilla (Sheridan Le Fanu), Dracula de Bram Stoker ou Le Portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde, tandis qu’apparaissent parallèlement les premiers récits de science-fiction avec Mary Shelley ou H. G. Wells.

Aux États-Unis, Edgar Allan Poe imprime sa marque sur le fantastique avec ses contes macabres et psychologiques, bientôt suivi par H. P. Lovecraft qui apporte au genre une dimension cosmique inédite et inspirera plus tard un certain Stephen King.

Hésitation, peur, métaphore… :

les fonctions narratives du surnaturel

Le surnaturel remplit diverses fonctions narratives qui expliquent sa présence persistante dans la littérature :

• Hésitation et incertitude : l’apparition d’un phénomène inexplicable plonge le héros – et le lecteur – dans le doute. Le récit fantastique brouille ainsi « les frontières entre explications rationnelles et interprétations surnaturelles des faits », maintenant une hésitation troublante. Tant que l’histoire ne tranche pas, cette incertitude crée un sentiment de malaise et de suspense qui captive le lecteur.

• Peur et angoisse : liée à l’hésitation, la peur est l’une des émotions recherchées dans les récits surnaturels. « La plus vieille et la plus forte émotion de l’humanité est la peur; et la forme de peur la plus ancienne et la plus forte est celle de l’inconnu » rappelle H. P. Lovecraft. En confrontant le lecteur à l’inconnu (une maison hantée, un monstre invisible, etc.), l’auteur joue sur nos angoisses primitives et libère une dose d’adrénaline fictionnelle.

• Métaphore du réel : le surnaturel sert fréquemment de miroir symbolique. Monstres et fantômes incarnent des peurs ou des problèmes bien réels sous une forme imagée. Par exemple, le portrait maléfique dans Le Portrait de Dorian Gray (Oscar Wilde) matérialise la corruption de l’âme du héros, tout comme la créature de Frankenstein (Mary Shelley) symbolise les dérives de la science et de l’orgueil humain. Le fantastique permet ainsi d’aborder des enjeux moraux, sociaux ou existentiels de manière détournée mais frappante.

• Exploration de l’inconscient : depuis le XIXe siècle, le surnaturel littéraire est un moyen privilégié d’explorer la psyché humaine. Rêves, hallucinations et folie nourrissent de nombreuses intrigues fantastiques, dévoilant les troubles intérieurs des personnages. Les auteurs mettent en scène les profondeurs du psychisme – la folie est au cœur de certains textes de Maupassant ou de Villiers de L’Isle-Adam, et Lovecraft lui-même intègre fréquemment les cauchemars dans ses nouvelles. Cette incursion dans l’inconscient confère au récit une dimension psychanalytique fascinante (Freud parlait de l’inquiétante étrangeté à propos de ces impressions de déjà-vu ou de surnaturel qui troublent notre esprit).

• Question du sacré et du mystère : enfin, le recours au surnaturel traduit souvent une quête de sens face aux mystères de la vie et de la mort. Dans bien des récits, les apparitions de spectres ou de démons ouvrent sur une interrogation du sacré : y a-t-il une vie après la mort ? Le Mal absolu existe-t-il ? Le fantastique réinvestit des figures religieuses (enfer, diable, miracles) sous une forme littéraire, posant un regard à la fois transgressif et héritier sur la religion. Le surnaturel permet d’aborder l’invisible et le spirituel, comblant en fiction le besoin humain de mystère.

Auteurs classiques et contemporains du surnaturel

Plusieurs auteurs phares ont marqué de leur empreinte la littérature du surnaturel. En France, Guy de Maupassant s’est illustré avec des contes fantastiques mémorables tels que Le Horla (1887). Dans ce récit écrit sous forme de journal intime, un homme est peu à peu convaincu qu’un être invisible hante sa maison. Le Horla est emblématique du fantastique par l’hésitation qu’il instaure : Maupassant laisse au lecteur le choix entre une explication rationnelle (la folie du narrateur) ou surnaturelle (l’existence réelle du « Horla »). À la même époque, en Angleterre et en Amérique, Edgar Allan Poe s’impose comme un maître du récit macabre et bizarre. Il explore la face sombre de l’âme humaine dans des histoires comme Le Chat noir ou La Chute de la maison Usher, qui inspireront de nombreux écrivains après lui. D’ailleurs, « nul auteur n’a, dans l’ordre surnaturel, influencé … plus qu’Edgar Allan Poe » note un critique à propos de son impact sur Jules Verne et H. P. Lovecraft.

Au début du XXe siècle, la relève est brillamment assurée par H. P. Lovecraft, héritier avoué de Poe. Lovecraft plonge le fantastique dans le cosmique et l’horreur indicible : ses créatures extraterrestres et dieux anciens (tels Cthulhu) dépassent l’entendement humain et confrontent le lecteur au vertige de l’infini. Il donne « une nouvelle dimension à l’horreur » en déplaçant le surnaturel vers l’échelle cosmique, ce qui a profondément inspiré la littérature horrifique moderne. L’auteur contemporain Stephen King se réclame par exemple de l’influence lovecraftienne : nombre de ses romans (Ça, Shining, etc.) réutilisent le motif d’une entité maléfique tapie dans l’ombre et exploitent la peur de l’inconnu chez le lecteur.

Parallèlement, le surnaturel continue de prospérer dans les genres fantasy et merveilleux : des auteurs comme J. R. R. Tolkien au milieu du XXe siècle, puis J. K. Rowling plus récemment, ont captivé des millions de lecteurs en construisant des mondes imaginaires peuplés de magie. De même, des écrivains contemporains tels que Neil Gaiman ou encore Haruki Murakami intègrent dans leurs fictions des éléments fantastiques ou étranges pour brouiller la frontière entre réel et imaginaire.

Preuve que cet héritage littéraire reste bien vivant et évolutif, s’adaptant aux sensibilités de chaque époque.

Pourquoi le surnaturel nous fascine-t-il encore aujourd’hui ?

Malgré les progrès de la science et le triomphe apparent de la rationalité, le surnaturel conserve une place de choix dans notre imaginaire collectif. La littérature fantastique, en particulier, exprime les limites de la science moderne et souligne la persistance de l’inconnu face à notre besoin d’explication. En d’autres termes, il reste toujours des zones d’ombre que la raison ne peut entièrement éclaircir – un terreau idéal pour la fiction surnaturelle. D’ailleurs, l’engouement du public pour ces histoires ne s’est jamais vraiment éteint : des analyses historiques suggèrent qu’il s’agit moins de résurgences irrationnelles ponctuelles que d’un intérêt continu à travers le temps.

Qu’il prenne la forme de contes gothiques au coin du feu, de romans de terreur ou de sagas fantastiques contemporaines, le surnaturel répond à des aspirations profondes. Il permet d’éprouver des émotions primaires (le frisson de la peur, l’émerveillement devant l’inconnu) dans un cadre sécurisé qu’est la lecture. Il offre aussi une échappatoire face au quotidien banal en ouvrant une porte sur l’imaginaire et le rêve. Enfin, il pose des questions universelles – le bien et le mal absolus, la vie après la mort, la place de l’homme dans l’univers – qui continuent de résonner à l’ère moderne. C’est pourquoi, de nos jours encore, nous sommes enchantés par les fantômes, les monstres et autres miracles de papier : ils donnent corps à nos angoisses et à nos espoirs secrets, et nous rappellent que l’inconnu fait partie intégrante de l’expérience humaine.

En un sens, le surnaturel, constamment réinventé, est une tradition intemporelle de la littérature, prête à nous faire rêver ou trembler tant que nous aurons des histoires à raconter.

Le surnaturel, est-ce un simple frisson littéraire… ou le reflet de nos zones d’ombre intérieures ?

Et vous, qu’est-ce qui vous attire dans ces histoires où la réalité vacille ? Est-ce la peur, le mystère, l’étrange familiarité… ou un peu de tout ça ?

💬 Partagez vos impressions en commentaire, j’ai hâte de découvrir ce que ce genre réveille en vous.

Sources : Dérive de Livres, Superprof – Ressources Français, Assistance Scolaire, OpenEdition, Concordia University Library, etc.